UTOPIE - VILLES IMAGINAIRES - INTRODUCTION A L'IMAGINAL

 

Ville Imaginaire

 

 

« Le monde n’est pas vrai mais il cherche, grâce à l’homme et à la vérité,

à rejoindre son foyer » L ’Esprit de l ’Utopie de Ernst Bloch

 

1. Topos – Atopos

 

« Mais la question de savoir ce que peut bien être le lieu (o topos) est pleine de difficultés. (…) Il est clair que le lieu et « khora » (o topos ti kai é khora : khora, chez Platon, « la nourrice du devenir » un être qui ne peut subir la destruction mais fournit un siège à toutes choses qui a devenir, lui-même étant saisissable, en dehors de toute sensation, au moyen d’un raisonnement bâtard ; à peine entre-t-il en la créance ; c’est lui précisément aussi qui nous fait rêver quand nous l’apercevons, et affirmer comme une nécessité que tout ce qui est doit être quelque part, en un lieu déterminé et occuper quelque place… » Timée 52b)  ) est quelque chose d’autre que les deux corps qui y entrent et en sortent en se remplaçant » Aristote, Physique IV

 

 

Mais le lieu de l’utopie est autre chose que le lieu comme tel. Il y a déjà un « u » qui fait problème. L’utopie est la désignation d’un Séjour. Il n’y a de « séjour » que pour l’être-là c’est-à-dire l’être parlant, l’Anthropos. Un séjour « meilleur » pour que l’homme soit l’Homme… c’est-à-dire dans le meilleur des mondes possibles ?

 

C’est ainsi que nous avons déjà vu Huxley…such a brave new world : an island ! Une utopie ? Utopie réalisée, rêve d’un occident ayant décidé de supprimer toutes les angoisses de l’homme – et l’angoisse existentielle qui le définit – pour construire un « monde » à partir d’une science détachée de toute « subjectivité » … etc.
Un monde qui n’est plus un séjour …

C’est encore la définition de la philosophie par le poète Novalis qui va nous servir de « repère », pour entrer dans ce domaine de nulle part que sont les utopies, voire saisir ce que serait un « principe utopie ». Définition : 

 

Die Philosophie ist eigentlich Heimweh, ein Trieb überall zu Hause zu sein

 

Heinweh : la nostalgie, le mal du pays, se comprend avec le sentiment de l’Heimatlosigkeit qui définit le mode d’être, la tonalité propre à l’homme moderne déraciné ou aliéné. Le

 

Heimweh rend nécessaire, ou crée la tension du Heimkehr … retour à la Demeure.

 

Se comprendra donc avec Heimat, qui n’est pas Vaterland. Heimat qui n’est pas Mutterland, non plus. Qui ne se comprend pas dans cette dualité familiale (où nous contraint la psychanalyse jusqu’à la matrice, le sein de la mère etc.) ou familière.
Heim, nomme le « lieu », le « topos » et l’ethos c’est-à-dire le Séjour.

 

Weh c’est le « souffle » et la « douleur », une tension. L’accord de « Spannung » et de « Lösung » la fameuse respiration du thème du Désir qui ouvre la partition de Tristan. Partition qui entièrement exprime ce « wehe » et cette tension du « retour », de la Kehre.

 

Wehmut (mélancolie, tristesse) Schwermut (mélancolie, humeur sombre) Et la pesanteur.

 

Heim n’est pas Haus la Demeure n’est pas la Maison comme le logement n’est pas une habitation, ne permet pas d’habiter proprement … dichterish wohnet der Mensch

 

Ein Trieb : une pulsion (et non pas un instinct), un désir – une érotique au sens ou Platon comprenait encore ce mot en parlant d’une aspiration à l’être. Aspiration à et non inspiration de… Aspirer dans la spire, la spirale de l’existence : de la sortie de la vie vers le Soi….

 

L’homme aspire à l’être parce qu’il en est exilé – jeté au monde (ge-worfen) il est Sans Abri, des-abrité.

 

C’est bien ce que comprenait Sophocle dans son admirable définition de l’homme comme le « to deinotaton » c’est-à-dire l’In-quiétant par laquelle l’Unheimlichkeit, l’inquiétante étrangeté est le « séjour »…  Parce que dans la Parole s’est ouvert un chiasme, qu’il n’y a pas adhérence du mot à la chose et qu’il n’y a de chose qu’autant qu’il y a Parole…

Inquiétante étrangeté… serait donc ce qui fait le séjour de l’homme sur cette terre ; le terrestre, le Glèbeux, le Mortel

 

Il est donc ici question d’un « retour » vers la Demeure, un retour aspirant à la demeure qui est l’être, une érotique qui chez Novalis (puis chez Wagner) est nocturne, retour vers la nuit…

Il y va d’un espace, d’une spatialité, du « topos » ; le lieu qu’exprime ce petit mot « où » - il suffit d’un accent pour que l’excluant se change en inclusion…

 

Wagner s’interroge sur le petit mot « et » qui est ajointement, copule… mais c’est le où qui est en jeu dans la partition dans cette tension aspirant à la Nuit qui est l’Etre. L’Etre compris dans la proximité du Néant…. 

 

Ce qui est là « avant » a priori, origine etc.

 

C’est là que l’utopie, le lieu de nulle part nous reconduit.

 

Mais ne doit-on pas voir un symbole dans le simple signe, ce U qui est comme une coupe ?

 

U n’est pas A-topique (atypique). C’est un réceptacle ; le lieu qui nous reçoit… sans savoir ce qu’est « topos », le lieu (Aristote Physique :

 

L’utopie ouvre l’espace pour l’homme en tant qu’homme, en tant qu’ek-sistant, en son essence déposée dans l’origine : dans l’a priorité c’est-à-dire ce qui rend possible …

 

Ainsi nous situons nous par rapport à l’utopie « après la fête », dans une visée « mélancolique » ou « dépressive ». 

 

L’Utopie est donc tout le contraire de ce que suggèrent les historiens marxisants ou simplement progressistes qui voient dans l’utopie une description de ce qui sera - un futur qui serait en germe, annonçant la fête !

 

Qui annoncerait cette fête sans nous situer « ante festum », position schizophrénique, mais au contraire comme engagés dans la fête – position de l’obsessionnel ou de l’épileptique. 

Les utopies, à supposer que l’on puisse décider, en dehors du livre de Thomas More qui en porte le nom, de ce que sont des utopies

 

Il est convenu de considérer la description « allégorique » de l’Atlantide chez Platon comme étant la première utopie écrite… et de là en diverses étapes nous voici amener à Fourier… jusqu’à considérer le marxisme comme une utopie se réalisant pour le nomme ensuite à la suite des utopies sanglantes du 20ième siècle les idéologies totalitaires.

C’est la perspective du livre de Jean Servier : Histoire de l’Utopie (Folio/Essais, n° 172 Gallimard)

 

Le problème du « mythe » conçu comme nécessairement réactionnaire voire fasciste, voir l’approche du « mythe nazi » par Lacoue-Labarthe et Nancy, et bien sûr la très tendancieuse analyse de Monte Veritas (et de l’œuvre de Hermann Hesse) dans l’émission d’ARTE.

 

Le mythe comme «régression » pour la psychanalyse et la nécessaire démythification poursuivit depuis le christianisme pour l’institution finale de la religion de la science.

Le coup d’envoi est toujours et encore à repérer dans la définition juridique de la Culture :

 

Rappel de la définition de culture en Droit Romano-chrétien :
 « Cultura est idolatriae augura servare et stellarum requirere cursus »
(La culture consiste à observer les présages et interroger le cours des étoiles)
Gratien Cause 26, Question 2, Canon 9.

Définition qui en dit long sur la « volonté » anti-naturelle d’une religion qui deviendra cette religion planétaire qu’est le matérialisme sans Matière (Hylé) : positivisme, objectivisme, scientisme. Religion la plus insensée que nous ayons connue, qui non contente de dompter la « nature » (Dragon, Serpent etc.) préfèrera la tuer (l’ayant d’ailleurs considérée comme morte depuis Descartes jusqu’à notre physique dite moderne) et qui dur comme fer croit ainsi accéder au Réel ! Il serait temps de réaliser, peut-être, que « il se pourrait bien plutôt que la nature celât précisément son essence dans le côté qu’elle offre à la domination technique par l’homme »  

 

Reconnaître cela nous engage à entamer la quête du séjour que nous accorde notre Daïmon…

Nous prendrons deux exemples René Daumal (1908 – 1944) le poète-penseur du groupe rival du surréalisme de Breton, Le Grand Jeu », poète, essayiste et grand connaisseur du sanscrit etc.

 

Et HP Lovecraft, le maître incontesté de la littérature fantastique (1890 – 1937)  

 

 

2. Le mont Analogue (Daumal)

Il suffit de suivre le titre à la lettre : l’analogie et non pas la logique déductive… l’analogie et une pointe d’ironie pour « arracher aux lieux communs », altérer la conscience ordinaire etc.

Le Père Segol = logos inversé : logique à rebours, avocat du diable etc. 

Le mont désigne l’ascension … Et la quête est une ascension mystique qui a lieu dans et avec notre corps, par nos trois corps : Sthula – Linga – Shukshma Sharira (miroirs des 3 mondes Bur, Buvah, Sva) 

En faisant remonter la Kundalini (énergie des profondeurs) de la base Muladhara au sommet Ajna et Sahasrara chakras…

Le récit de Daumal est interrompu par sa mort mais le processus ascensionnel est non moins entamé qui répond à la conception traditionnelle de la (re)construction de la part d’éternité dans l’Imaginal. L’Imaginal qui chez Daumal, comme chez Lovecraft trouve ses accès par une géométrie « non-euclidienne », la perspective curvilignes d’anges devenues angles …

 

Bibliographie : René Daumal

Le Mont Analogue, L’Imaginaire, Gallimard

Le Contre-Ciel, Poésie / Gallimard

Essais & Notes I et II, Gallimard

 

3. La Quête de Kadath l’Inconnue (HP Lovecraft)

Navigare necesse est, vivere non.

 

« La vie tend vers la mort, qui est son but. La pulsion vise la satis-faction, l’assez-fait, le repos ou le sommeil, qui est comme la mort »

 

The Dream-Quest of the Unknown Kadath, incontestablement le chef d’œuvre de Lovecraft malgré la réticence de Lovecraft lui-même mais surtout des critiques qui tiennent contradictoirement au « mythe de Cthulhu » autant qu’ils défendent HPL d’y croire autrement que comme à une fiction (au sens faible du mot).

Sinon le chef d’œuvre du moins l’œuvre qui permet de circuler dans toute l’œuvre de HPL qui comme toute œuvre n’est pas un processus linéaire mais un développement « en spirale »

 

La Dream-Quest est l’Aventure de R. Carter qui va rechercher dans la cité inconnue de Kadath les « dieux » pour qu’ils lui révèlent l’emplacement de cette ville merveilleuse du couchant dont il n’a cessé de rêver mais qui lui a échappé…

Quête qui se fait à travers le rêve comme « territoire », espace non-freudien… où se construit un monde alors que le « réel », hors rêve, est immonde…

A l’inverse de Daumal la quête est descente et non ascension. Les montagnes sont souterraines…

 

« Heidegger a raison de dire que l’homme est l’être qui est jeté au monde – geworfen - propulsé sur une trajectoire dont il n’a pas le concept et qu’il se doit de ressaisir – begreifen - s’il veut surmonter l’angoisse fondamentale qui est issue de l’aperception de la pulsion brute, force qui nous propulse sans que nous ayons la moindre idée de sa nature, de son origine ni de sa destination.

 

Cette angoisse est si terrifiante que depuis qu’il y a de l’homme, on n’a jamais rien eu que de plus pressé à faire que de la colmater par n’importe quoi, religion, métaphysique, art ou science, c’est-à-dire ce qui est générateur de sens. Aussi baignons nous tout le temps dans un monde saturé de sens. Il y en a toujours trop. Le problème revient alors pour chacun à se donner et à produire le sens qui définira son chemin propre, seul moyen de mourir en paix. » Dialectique des Pulsions, Bibliothèque de pathoanalyse, pp. 59-60

 

Bibliographie : H.P Lovecraft 

Sur le Web : L’excellent site de Thibaut Brix

Et bien sûr le site officiel de Lovecraft : www.hplovecraft.com/

HP Lovecraft l’Intégral en Français 3 volumes Bouquins, Laffont

Le chef d’œuvre, la Quête de Kadath in Démons & merveilles en 10/18

 

 

 

En guise de conclusion : L’esprit de l’utopie (version 1923) de Ernst Bloch. 

« Mais à la fin, après cette plongée verticale interne, il faut que se déploie le vaste espace, le monde de l’âme, la fonction externe, cosmique de l’utopie qui lutte contre la misère, la mort et le monde superficiel de la nature physique. C’est en nous seuls que brille encore cette lumière et la marche imaginaire vers elle commence, la marche vers l’interprétation du rêve éveillé, vers l’utilisation du concept utopique dans son principe. C’est pour la trouver, pour trouver ce qui est juste, ce pour quoi il convient de vivre, d’être organisé, d’avoir du temps, c’est pour cela que nous allons, arpentant les chemins métaphysiques constitutifs, c’est pour cela que nous appelons ce qui n’est pas, que nous bâtissons dans l’inconnu, que nous nous bâtissons dans l’inconnu et cherchons le vrai, le réel là où la simple réalité factuelle disparaît – incipit vita nova ! » p. 11

 

© Alain R. Giry première publication sur le Web 2003 (révision 2007)

 

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